Visage familier du cinéma belge et français, Bouli Lanners, 57 ans, nous reçoit chez lui, sur les hauteurs de Liège, pour nous parler d’une histoire d’amour à fleur de peau où il arbore la triple casquette de scénariste, acteur et réalisateur. « Nobody has to know », love-story tournée en Ecosse et en anglais, amorce un véritable virage dans la carrière du Liégeois. Et dire qu’on croyait que Bouli n’aimait que la Wallonie !

Avec « Nobody has to Know », au cinéma dès le 23 mars, vous sortez de votre zone de confort, pour nous offrir une histoire d’amour, en Ecosse, en anglais… Quelle a été la motivation principale de ce triple virage ? Avec les « Premiers, les Derniers »,  mon précédent film, j’ai volontairement clôturé un cycle auteuriste amorcé avec “Ultranova”. Parallèlement à cette décision, j’avais envie de réaliser un vieux fantasme : tourner un film en Ecosse, pays où je me rends depuis 30 ans. J’avais lu un roman qui pouvait potentiellement être adapté sur l’Ile de Lewis, au nord de l’Ecosse… J’ai alors travaillé au corps mon producteur pour qu’il en obtienne les droits d’adaptation. Mais une fois installé sur l’île de Lewis, j’ai relu ce bouquin, un polar, et je me suis rendu compte qu’il était franchement mauvais ! (Rire). Grand malaise évidemment. J’ai tourné en rond, culpabilisé aussi… Et le déclic a été musical. Le « Wise Blood » de Soulsavers dans les oreilles, j’ai compris que c’était ici, en Ecosse, sur cette île, dans ce relief rude recouvert de tourbe, que je voulais réaliser une histoire d’amour ! A 57 ans, c’était le moment, l’instant … 

L’âge ? L’amour, c’est une question d’âge ? Non, au contraire. Mais plus jeune, j’avais peur de dire des bêtises. J’ai toujours souffert du syndrome de l’imposteur : il m’a fallu faire un long travail d’introspection pour me sentir légitime, pour être convaincu d’avoir le savoir-faire nécessaire pour tourner une histoire d’amour. A mes yeux, une histoire d’amour ratée, c’est pire qu’une comédie loupée ! 

Jusqu’ici, dans le cinéma de Bouli Lanners, il y avait peu de places pour les femmes ! On me l’a souvent reproché. Mais c’est une analyse à nuancer. Certes, il y a peu de femmes dans mon cinéma, mais tous mes personnages en souffrent. Dans Les “Géants”, les ados cherchent une mère; dans “Eldorado”, une compagne de vie …  

Millie, une femme, est le personnage central de votre nouveau film. Et quelle femme ! J’ai voulu faire un portrait de femme dans une communauté presbytérienne où les non-dits, les dogmes, les silences, sont lourds de sens. Cette histoire d’amour va offrir à Millie rien de moins que son émancipation !  

Une histoire d’amour qui se fiche des diktats sociaux… Sur cette terre, la plupart des gens s’aiment. Mais au cinéma, seuls ceux qui sont jeunes et beaux ont le droit de vivre une histoire d’amour. C’est absolument ridicule ! Je rends donc hommage à tous les autres, à vous, à moi, pas aux freaks de Cronenberg, non, juste aux gens ordinaires.

Le choix de la comédienne nord-irlandaise Michelle Fairley, qui a incarné le personnage de Catelyn Stark dans la série Game of Thrones, était-il une évidence ? Oui, car elle a une certaine austérité physique qui pouvait convenir au rôle, doublée d’une sensualité à fleur de peau. Puis, elle a cette voix tendue, bouleversante, cassée parfois. Une femme dont on tombe amoureux. 

Une femme, un homme, pas de chabadabada pour autant. C’est un film d’amour intense et discret à la fois. L’univers pictural y est fort, le verbe mesuré…  J’ai en effet un cinéma très peu verbeux. Dans ma famille, on s’aimait beaucoup, mais on ne se le disait pas forcément. Par pudeur ou méfiance, pour ne pas montrer ses failles.  

L’île de Lewis, au cœur du film, n’est pas un choix innocent …  J’ai toujours aimé les endroits reculés, car on y croise des gens que l’on ne rencontre nulle part ailleurs. La communauté presbytérienne, très importante sur cette île, rythme la vie sociale. Cette île, le fief de la langue gaélique, c’est un peu un pied de nez à l’uniformisation de l’Europe. Or j’aime l’Europe de la diversité, de la spécificité. 

Un élément clé dans la progression narrative, c’est le mensonge ! Un mensonge bien intentionné. Est-ce le Bouli philosophe que l’on découvre-là ? Rire. Oui, un peu. Quand j’ai décidé, in situ, d’écrire une histoire d’amour, il fallait que je perce l’intimité culturelle de cette île. La communauté presbytérienne est prisonnière de dogmes très stricts et chaque fois qu’il y a un schisme, les fractions séparées se radicalisent encore plus. Les presbytériens sont créationnistes. Pour eux, raconter une histoire, c’est mentir, la seule vérité étant la bible. Je vous donne un exemple saisissant : j’ai demandé l’autorisation pour garer nos camions, devant une église, un jour où il n’y avait pas de messe, et j’ai reçu un refus par mail, un refus motivé qui plus est. Puisque nous racontions une histoire à travers ce film, nous étions The Devil, le diable ! 

La religion et Bouli, ça fait trois ? Détrompez-vous. Je viens d’un milieu catholique pratiquant. Mais… Les trois religions abrahamiques font toutes du prosélytisme – ça m’énerve, vous n’avez pas idée ! -, elles sont ethnocentristes et oublient la Terre. Ces religions, plus le capitalisme, ont engendré le monde d’aujourd’hui : une planète exsangue à force d’être pillée par des hommes qui se croient supérieurs à la nature et aux animaux. Je ne veux plus et ne peux plus être abrahamiste ! Je penche, au contraire, vers un animisme de plus en plus radical.

A l’image de Phil, votre personnage, vous avez connu des problèmes de santé. Qu’en avez-vous tiré comme enseignement ? Qu’en avançant en âge, le temps qui reste à vivre est une question de plus en plus pressante ! 

 

Pour « Nobody has to know », vous cumulez les casquettes, scénariste, acteur, réalisateur. Pouvoir gérer ces trois postes, est-ce la recette de la liberté ? Au contraire, cette triple casquette m’a emprisonné. Au départ, je n’étais même pas pressenti pour jouer le rôle de Phil et, dorénavant, je ne jouerai plus dans mes propres films. Dans ceux des autres, oui… J’ai acquis, avec le temps, une certaine légitimité à être acteur : on me propose aujourd’hui de plus beaux rôles qu’il y a quelques années… Il ne faut pas oublier que je suis devenu acteur parce que j’étais gros et, qu’à l’époque, il n’y avait pas beaucoup de gros au cinéma !

Vous avez déjà un nouveau projet sur la table ?  J’aimerais jouer en Allemagne, en allemand, une langue que je parle couramment (Bouli est né à la Calamine, en Communauté germanophone, nda)… Je travaille également à l’adaptation de « Nature humaine » du romancier français Serge Joncour, film que je co-écris et que je réaliserai… C’est une commande, pas forcément mon truc. Mais, cette fois, le sujet touche à mon âme et parle à mes idéaux philosophiques, écologiques, politiques. Le roman explore 30 ans d’effondrement du monde paysan, le divorce entre l’homme et la nature, à travers l’histoire d’une famille française… Ce sera un film politique, pas pamphlétaire, mais il suscitera néanmoins une véritable réflexion politique. Un genre que je n’ai pas encore exploré, même si j’ai bien conscience d’être un militant.

Bouli, rassurez-nous, vous êtes toujours amoureux de la Wallonie ? L’Ecosse est très ardennaise (rire). Je pourrais y vivre, mais je suis bien à Liège. Mes vacances, je les passe en Belgique, à arpenter les sentiers et les rivières de Wallonie. Oui,  la Wallonie, ma ville, mon jardin, mon bois, mes chiens, les chauves-souris, suffisent largement à mon bonheur !


Nobody has to know 

Phil, un ouvrier agricole, s’est exilé dans une petite communauté presbytérienne sur l’Île de Lewis, au nord de l’Ecosse. Une nuit, il est victime d’une attaque qui lui fait perdre la mémoire. Alors qu’il reprend peu à peu le chemin du travail, Millie, une voisine presbytérienne qui s’occupe de lui, prétend qu’ils s’aimaient en secret avant son accident … 

Le 5e long métrage de Bouli Lanners amorce un véritable virage dans la carrière du Liégeois. « J’ai toujours souffert du syndrome de l’imposteur : il m’a fallu faire un long travail d’introspection pour me sentir légitime, pour être convaincu d’avoir le savoir-faire nécessaire pour tourner une histoire d’amour. » Bien lui fasse, car son « Nobody has to know » raconte une histoire d’amour où les protagonistes vibrent de tout leur être. Pour longtemps. Et dans le cœur du spectateur, bien après le dernier plan.

Notre coup de cœur printanier.

Au cinéma dès le 23 mars 2022.