Anne Derasse, la passeuse du temps
Mots : Agnès Zamboni
Photos : Jorg Brauer
Elle a créé le premier dressing du Mannekens-Pis à la Maison du Roi, se passionne pour l’histoire des lieux qu’elle rénove, restaure un château en France… Entre modernité et tradition, les projets d’Anne Derasse entraînent le passé vers un futur ré-enchanté.
D’où vient votre passion pour les bâtiments historiques ? Leur aura traversant le temps me subjugue et m’émeut. J’ai suivi les cours d’architecture d’intérieur à Saint-Luc Bruxelles et je suis diplômée d’un master et d’une agrégation en histoire de l’Art à l’ULB. En redon- nant vie au patrimoine, je comble mon désir d’approfon- dir mes connaissances et celui de créer. Cependant, j’ai œuvré sur différents types de projets. Avec les marques de luxe de l’Oréal, j’ai aménagé des instituts de beauté et studios de maquillage. J’ai travaillé sur des lieux atypiques, le Crazy Horse, un appartement classé Artdéco, des lofts… En 1999, avec mon compagnon disparu, le galeriste et expert en œuvre d’art Willy d’Huysser, j’ai acquis le château de Montmoreau en Charente. En sa mémoire, j’ai persévéré dans cette restauration d’en- vergure et je la poursuis avec mon compagnon, artiste et photographe, Jörg Bräuer.
Quelles sont vos principales motivations ? De l’architecture d’intérieur jusqu’au choix des œuvres d’art, ma démarche est globale et fait naître des univers hors du temps, alliant les traces du passé et la contemporanéité.
Ma mission est de capter, préserver et transmettre l’âme des bâtisses, ce point d’ancrage immatériel entre l’his- toire des hommes et le passage du temps… Je recherche le goût de la mémoire qui a forgé les lieux. J’aime redon- ner vie à des pans entiers d’histoire et une nouvelle destinée à un site, pour façonner un cadre de vie à l’image de ses habitants. Les enjeux architecturaux sont d’abord humains
Pourquoi créer du mobilier ? A la recherche d’une symbiose totale, la création de meubles a toujours fait partie intégrante de mes projets. Je travaille les meubles comme des volumes, avec des lignes sobres capables d’exprimer des émotions. Je suis très attentive aux proportions et aux détails. C’est à chaque fois comme un prototype à mettre au point, car il n’y a jamais deux projets qui se ressemblent. Le mobilier intégré, quant à lui, est prévu, en amont, dès la conception du projet. Tout est réalisé par des artisans, car je suis très attachée aux savoir-faire et à la réalisation dans les règles de l’art. Je sélectionne toujours des matières naturelles, le bois, le métal, de la soie, du lin, de la laine. Pour mes chantiers, je choisis aussi des œuvres en pièces uniques, ou séries limitées, comme celles présentées par la galerie Spazio Nobile. A deux reprises, nous avons organisé ensemble une exposition à l’Ancienne Nonciature.
Quelle est donc l’origine de ce lieu ? L’Ancienne Nonciature est un hôtel particulier de style néo-classique, ex-ambassade du Vatican à Bruxelles, au milieu du XIXe siècle. Situé en face de l’église du Grand Sablon, achetée en 2005 dans un piteux état, cinq années m’ont été nécessaires pour restaurer ses 1400 m2 et y installer notamment mes bureaux. Je dédie une autre partie de l’espace aux évènements et expositions, en collaboration avec des galeries d’art. Après avoir restitué les majestueux volumes initiaux, préservé le maximum d’éléments d’origine, j’ai recréé des ambiances dans l’esprit des lieux, sans pastiche, comme en atteste l’ancienne chapelle du Cardinal Pecci, devenu le pape Léon XIII.
Pourquoi avoir choisi de collaborer avec Charles Schambourg ? Le savoir-faire de cet atelier, actuellement dirigé par Nicolas Berryer, est unique au monde. Il fabrique des tissages avec de fines lanières de cuir et daim. Pour mes créations, je développe avec lui des tissages sur mesure, travaillant textures et couleurs, tout en donnant une modernité à ce savoir-faire. Ces tissages complexes recouvrent notamment des banquettes fabriquées avec des techniques à l’ancienne, en maintenant par exemple, le garnissage en crin de cheval. Dans mes créations, je recherche la sobriété alliée à un extrême raffinement.
Votre dernier projet d’envergure ? La restauration intérieure du Château de Calon-Ségur dans le Médoc, avec son pigeonnier et son orangerie, aménagée en salle de dégustation. Le travail sur la géométrie a valorisé les perspectives et les pièces en enfilade, pour retrouver les points de fuite. Aux matériaux travaillés à l’ancienne répondent les couleurs puisées dans les tonalités de la Gironde et des ceps de vigne. J’ai recherché antiquités et tableaux d’époque, dessiné tous les décors dans un esprit intemporel. Avec élégance et sans ostenta- tion, j’ai souligné le XVIIIe siècle d’une aristocra- tique maison, plantée dans ses vignes, comme si plusieurs générations s’étaient succédé en laissant leurs traces. Aux portraits anciens répondent les œuvres d’artistes contemporains, comme Lee Bae et Jörg Bräuer.
Votre prochain défi ? Consacrer plus de temps à la restauration de mon château, monument histo- rique classé des XIIe et XVe siècles. Ses toitures et spectaculaires charpentes, ainsi que ses 15 impo- santes cheminées d’origine ont été sauvées… Ce projet, dépassant ma simple existence, représente une mission de transmission, dont je ne suis que l’un des maillons.
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