Delphine Girard
« Naïvement, j’ai toujours cru que la justice pénale avait pour mission, la réparation. »
Mots : Servane Calmant
Photo : Maurine Toussaint
Quelle trajectoire judiciaire pour la victime d’un viol en Belgique ? Et pour l’agresseur ? Et le témoin ? Ce sont les questions volontiers pertinentes formulées par notre compatriote Delphine Girard dans « Quitter la nuit », l’un des films belges les plus attendus de 2024. Rencontre.
Une nuit, dans une voiture, la tension est à son comble. Un homme menace une femme qui dit appeler sa sœur. C’est ce qu’elle fait croire à l’homme, car au bout du portable, c’est une opératrice d’appel d’urgence qui a décroché, qui écoute sa détresse et lui vient en aide. L’homme, agresseur présumé, est arrêté puis remis en liberté. La justice cherche des preuves tangibles…Une victime, un agresseur, un témoin auditif : pendant deux ans, ces trois personnes vont faire face aux échos d’une nuit qu’ils ne parviennent pas à quitter …
« Quitter la nuit », votre premier long-métrage, prolonge le récit de « Une sœur », un film de quinze minutes qui était en lice pour l’Oscar du Meilleur court-métrage en 2020. Ce n’est pas banal comme démarche… Le court-métrage fonctionne comme un thriller psychologique en temps réel et explore la sororité entre la victime et l’opératrice d’appel. Mais le court-métrage terminé, les personnages ont continué à m’accompagner, à m’habiter. Qu’allaient-ils leur arriver après le drame ? Quel allait être le parcours judiciaire de la victime ? Et celui de l’agresseur ? Comment la témoin allait-elle réagir ? Toutes ces questions qui m’ont grandement interpellée, ont été le moteur du long-métrage.
Pour ce long-métrage, vous avez fait appel aux mêmes interprètes : Selma Alaoui la victime, Veerle Baetens l’opératrice, Guillaume Duhesme l’agresseur… Nous avions noué des liens solides pendant le tournage et la promotion du court-métrage, il me semblait donc naturel de revenir vers eux. Naturel mais inattendu, car jamais je ne leur avais parlé de ce projet de long, même si la matière de « Quitter la nuit » faisait écho à des discussions que nous avions eues entre nous, au moment de la préparation du court.
Vous êtes-vous beaucoup documentée pour écrire le scénario ? J’ai rencontré des policiers, des médecins, des avocats, j’ai assisté à des procès pour viol. Je souhaitais me faire ma propre opinion de la justice, comprendre ce qu’il advient des victimes et des agresseurs dans le cadre de procédures pénales.
La justice ressemble à un parcours semé d’obstacles. Au traumatisme du viol, succèdent le traumatisme de l’interrogatoire et la lenteur d’un système judiciaire qui cherche des preuves. « Moi, je vous crois », confie une agente de police à la victime du viol, « mais pour la justice, ce n’est pas tangible. » Cette phrase, elle est terrible ! Nombreuses sont les victimes qui décident de ne pas porter plainte contre leur agresseur car elles savent qu’elles ne pourront pas apporter à la justice les preuves tangibles réclamées. La lenteur de la justice décourage également plus d’une personne. Imaginez-vous la frustration et la solitude que ces victimes ressentent ! Naïvement, j’ai toujours cru que la justice pénale avait pour mission, la réparation. Or son véritable objectif est de faire appliquer des textes de loi et de punir. Mais que fait-elle pour la victime ? En tant que cinéaste, je questionne, j’interroge le système judiciaire belge : la peur de l’enfermement carcéral ne pousse-t-elle pas l’agresseur à taire les faits ? L’agresseur n’a-t-il pas intérêt à noircir la victime pour éviter l’incarcération ? Or, cette reconnaissance du viol par l’agresseur est nécessaire. J’en déduis donc que le système judiciaire ne répond pas aux besoins de la victime qui a principalement besoin de se sentir écoutée, sans jugement aucun.
En Belgique, la réforme du droit pénal sexuel de 2022 a inscrit la notion de consentement dans la loi. Consentement et contrainte, sont au coeur de « Quitter la nuit ». Il est clair pour moi qu’il y a absence de consentement entre la femme et l’homme. Il y a contrainte et agression sexuelle. Mon récit est exempt de toute ambiguïté à ce sujet. Pourtant, lors des projections du film, il est apparu que certains spectateurs n’avaient pas la même lecture que moi. C’est un fait très intéressant car il parle de la perception que chacun, chacune, a de la notion de consentement. Où, chacun, place-t-il les limites du consentement ? Où débute la contrainte ?
Votre récit est triplement intéressant, si j’ose dire, car vous explorez trois destins sur le long terme… J’ai cherché à éviter tout manichéisme. Je ne voulais pas d’un agresseur qui fasse figure de monstre, ni d’une victime angélique. Quant au personnage de l’opératrice d’appel d’urgence, elle fait partie de l’institution judiciaire et sent qu’elle a un rôle à jouer. Parce qu’elle a été touchée par le témoignage de la victime.
« Quitter la nuit » s’est baladé de festival en festival, Venise (où il a été couronné du Prix du public), Saint-Jean-de-Luz, Les Arcs, Montréal, Saint-Sébastien, Namur, Ostende … Avez-vous déjà un nouveau projet en tête ? Le monde bouge vite, beaucoup, douloureusement. Je me laisse le temps de réfléchir, de trouver un sujet qui a du sens à mes yeux. Faire du cinéma exige beaucoup d’investissement personnel, je ne souhaite pas me précipiter…
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