Joachim Lafosse
« Ils sont nombreux les spectateurs qui vont au cinéma pour explorer leurs propres affects »
Mots : Servane Calmant
Photo : Kris Dewitte
En auscultant la dimension tragique de l’Affaire Hissel, le réalisateur belge Joachim Lafosse sonde la honte et le silence qui ont conduit une mère à se taire et un fils à vouloir tuer son père. « Un silence », en salle le 24 janvier 2024, a d’ores et déjà été couronné par le prix du Meilleur réalisateur au Festival de Rome.
Astrid (Emmanuelle Devos), l’épouse d’un célèbre avocat (Daniel Auteuil), voit son équilibre familial s’effondrer lorsque leur fille décide de révéler un secret enfoui depuis 25 ans, au cœur de leur maison bourgeoise provinciale. Rendus publics, les comportements déviants du père vont bouleverser leur fils, 18 ans. Le drame est inéluctable…
L’Affaire Hissel a défrayé la chronique en Belgique. L’ex-avocat hyper médiatisé des familles de Julie et Mélissa a été poignardé par son fils, puis condamné pour détention illégale d’images pédopornographiques… Ce qui vous intéresse dans ce fait divers, ce ne sont pas les actes mais la trajectoire qui a poussé un ado à vouloir tuer son père. Oui, je ne prétends pas détenir la vérité concernant l’Affaire Hissel, dont je ne connais pas personnellement les protagonistes. « Un silence » n’est pas un récit documentaire objectif. Je revendique la fiction. Et avec ce récit fictionnel, je parle de mon rapport, celui de Joachim Lafosse, à la honte qui engendre le silence.
Pourquoi dès lors s’inspirer d’un fait divers ? Parce que les faits rapportés, notamment par la presse, m’ont ému. Et c’est parce qu’ils m’ont touché, que je sens qu’il y a matière à écrire une œuvre de fiction. Je ne rapporte pas juste les faits mais je tente, par la fiction, j’insiste, d’emmener le spectateur avec moi dans une réflexion et une émotion, qui vont lui permettre de penser, de ressentir, pourquoi le fils, cet adolescent de 18 ans, est passé à l’acte, en poignardant son père à plusieurs reprises. Pourquoi le quotidien de cette famille bascule vers la tragédie, voilà ce qui m’intéresse. On ne le dit jamais assez mais chaque film (ou roman) est écrit par deux auteurs/autrices : le scénariste, puis chaque spectateur qui fait sien le film à travers sa propre perception de l’œuvre. C’est pour que le spectateur s’inscrive, à travers sa propre histoire, dans la fiction, que je suis devenu réalisateur. C’est à mon sens, ce qu’on attend d’une création, d’une œuvre d’art.
Pourquoi la mère a-t-elle gardé le silence pendant 15 ans ? Parce que la honte engendre le silence. Nous avons toutes et tous ressenti, un jour, dans notre vie, ce sentiment de honte, de culpabilité ensuite, et nous nous sommes pourtant tus. Astrid, la mère, vit sous l’emprise de son mari, puissant patriarche, qui ne ménage pas ses efforts pour garder son masque. On ne peut pas obliger les gens à parler. Mais aujourd’hui, la parole se libère, c’est pour cette raison que la fille d’Astrid demande que justice soit faite. La génération actuelle ose enfin parler.
Emmanuelle Devos et Daniel Auteuil ont-ils d’emblée accepté le scénario ? Emmanuelle Devos est une actrice très exigeante, j’ai retravaillé le scénario pour elle, ce qui m’a rassuré car ça signifiait qu’elle m’accompagnait dans un même souci de justesse. Daniel Auteuil n’était pas mon premier choix. De nombreu-ses grandes stars du cinéma français ont refusé de porter ce personnage. à la lecture du scénario, Daniel Auteuil a, en revanche, tout de suite accepté.
Pourquoi ont-ils refusé ? Par peur d’endosser le rôle d’un avocat chevalier blanc qui apparaît à son tour et à titre personnel dans une enquête pour des faits de pédophilie. Plusieurs m’ont dit : le scénario est remarquable, mais…
« Un silence » est une tragédie humaine, à l’instar de vos autres films, « Elève libre », « A perdre la raison » (inspiré de l’affaire Geneviève Lhermitte), … J’ai souvent entendu dire : Joachim Lafosse aime les histoires tordues. Non ! En tant qu’auteur, je suis avant tout ému par un drame. Comment un ado peut-il être dans une détresse si puissante qu’elle l’amène à vouloir tuer son père (« Un silence ») ? Qu’est-ce qui pousse une femme à tuer ses 5 enfants (« A perdre la raison ») ? Je suis également touché par les conflits conjugaux dans « L’économie du couple », par la relation entre un ado en décrochage scolaire et un adulte qui veut le sauver dans « Elève libre ». où j’interroge le passage de la transmission à la transgression.
Des films qui font réfléchir, qui invitent à débattre … Je suis l’un des auteurs belges qui fait le plus d’entrées en France, autour de 200 000 entrées par film, depuis plusieurs années. Donc oui, ils sont nombreux les spectateurs qui vont au cinéma pour penser leur vie et explorer leurs propres affects. Et il faut le dire, et l’écrire.
Pour « Un silence », vous venez de recevoir le Prix du meilleur réalisateur au Festival de Rome. Ces prix, à l’instar des Magritte, boostent-ils la fréquentation du film en salle ? Oui, cela aide sans doute un peu. Moi, j’ai toujours regardé les autres cinéastes belges aller chercher leur Magritte. A ce jour, je n’en ai reçu qu’un pour « A perdre la raison ». à croire que les Magritte n’apprécient pas mes films …
« Un silence » sortira chez nous le 24 janvier. Etes-vous déjà sur un autre projet ? Je tourne au mois d’avril mon prochain long-métrage, avec Guslagie Malanda (formidable dans « Saint Omer », ndlr) et deux préadolescents de 11 ans.
Un silence, en salle le 24 janvier.
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