JÉRÔME COLIN “J’aurais pu devenir un Dragon”
MOTS : SERVANE CALMANT
PHOTO : GANAELLE GLUME
L’auteur de «Le champ de bataille » livre avec « Les Dragons » un nouveau récit intimiste qui parle d’ados en souffrance. Touchants, bouleversants, les romans de Jérôme Colin ne se contentent pas d’être lus, ils prennent le lecteur à témoin et questionnent un monde de la performance, le nôtre, qui part en sucette…
« Les Dragons », fraichement sorti en librairie et « Le champ de bataille », votre précédent roman, tirent tous les deux la même sonnette d’alarme : nos ados sont en souffrance. Il faut s’en inquiéter. En parler, c’est déjà les aider… Oui, cent fois oui. Il est urgent de mettre le sujet de la santé mentale des jeunes sur la table. Les statistiques en la matière sont effrayantes : depuis la fin de la Covid, 30% des jeunes entre 12 et 24 ans estiment souffrir de troubles anxieux ou de dépression, 1 enfant sur 10 a déjà envisagé le suicide. Les jeunes filles sont particulièrement touchées : on déplore une augmentation de 30% d’hospitalisation pour mutilation auto-infligée et une hausse de 50% des tentatives de suicide.
Comment leur venir concrètement en aide ? D’abord, en les écoutant. Et on se posant les bonnes questions : qu’avons- nous à leur proposer ? Pourquoi vont-ils mal ? L’école remplit-elle sa mission ? Notre société leur convient-elle ? Parlons-en ! Débattons-en.
Jérôme, le narrateur du roman « Les Dragons », est-ce vous ? Non, mais j’aurais pu devenir un Dragon. Je suis allé à la rencontre de ces ados suicidaires, abîmés par l’enfance, anorexiques, qui se mutilent, qui sont en colère. Je devais témoigner de leur souffrance.
Notre société capitaliste responsable du culte de la performance triomphante, vous la condamnez fermement car elle massacre les plus faibles. Quel modèle de société a grâce à vos yeux ? Dans « Dragons », je fais lire à mon narrateur, « Des souris et des hommes », le roman de John Steinbeck d’où ressort cette phrase importante à mes yeux : « la force, c’est d’aimer le faible ». Le modèle de société où j’aimerais vivre ne glorifierait ni les puissants, ni les riches, ni les beaux. Au contraire, on y valoriserait ceux qui arriveraient à aimer les plus faibles qu’eux. Et je ne suis pas catho !
C’est utopique. Oui, ça l’est. Mais ce monde-là, résolument tourné vers ceux qu’on n’entend pas, qu’on ne voit pas, vers les laissés-pour-compte, j’en rêve. C’est la base même d’une société meilleure.
La « normalité » en tant que construction sociale imposée à tous, vous pose problème. C’est même mon principal combat. Je revendique le droit d’être qui on est, tout en évoluant dans la société. C’est notamment pour cette raison, que je suis farouchement contre l’exclusion scolaire. Comment des adultes peuvent-ils s’arroger le droit d’exclure des enfants du seul univers formatif qu’on leur propose ? Le droit à la différence est primordial.
« Penche-toi sur ton passé. Répare ce que tu peux réparer. Et tâche de profiter de ce qui te reste », cette phrase de Philip Roth, vous la citez plus d’une fois. Mais si, Jérôme, rien ne devait se réparer vraiment ? Alors, débrouille-toi avec qu’il te reste. Evidemment que tout ne se répare pas, alors il faut trimballer son sac ! Il ne faut pas se faire d’illusion : on reste toujours l’enfant qu’on a été. Mais il faut vivre. Et vivre, ce n’est pas obéir, se ranger, non, vivre, c’est aller à la rencontre des autres.
Aujourd’hui, Jérôme Colin, journaliste de«HepTaxi!»et de«Entrez sans frapper » (RTBF), se sent-il normal ? Rire. Non, je suis un Dragon pour toujours. Je déteste toujours la notion de hiérarchie, les concepts d’ordre, d’obéissance.
Vos romans prennent le lecteur à témoin, et l’obligent en quelque sorte à questionner le monde. Jérôme Colin, journaliste avant tout ? J’aime raconter des histoires, fortes, pour peu en effet qu’elles me permettent d’ouvrir le débat sur des sujets de société. Mon travail de journaliste nourrit de fait mes récits. Je ne me définis d’ailleurs pas comme un auteur, ni comme un écrivain, mais comme un journaliste qui rédige des histoires…
Expliquez-nous ce titre, « Les Dragons ». Il fait référence aux cicatrices laissées par une scarification massive, qui m’ont fait penser à des écailles de dragon. Il m’a également été inspiré par un globe terrestre, dit globe de Lenox, qui date de 1504, où figure l’indication « Hic sunt dracones » (ici, sont les dragons) qui marque la limite du monde connu. Au-delà, il y a cet inconnu qui nous fait peur. Y vivent ceux qu’on ne connaît pas : les Dragons. J’avais trouvé mon titre.
« Le champ de bataille », franc succès littéraire, adapté au théâtre avec succès, va être prochainement adapté au cinéma. Qui sera derrière la caméra ? « Les Dragons » connaîtront le même destin ? Le scénario de « Le champ de bataille » est terminé, il aura nécessité un an de travail. Je l’ai co-écrit avec Olivier Masset-Depasse (« Cages », « Duelles ») qui en sera le réalisateur. Nous entrons dans la phase de production. « Les Dragons » sera également adapté au théâtre au mois de mai, et devrait connaître une adaptation cinématographique…
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