Jean-Marie Ghislain ou la poésie des profondeurs
MOTS : BARBARA WESOLY
« Qu’arrive-t-il lorsqu’on se confronte à nos peurs ? » Telle est l’interrogation avec laquelle Jean-Marie Ghislain nous interpelle, au détour de son site. Une question qui fut fondatrice pour l’artiste, qui fit de l’apprivoisement de sa phobie de l’eau et des requins, le point de départ d’une quête initiatique mais aussi d’un travail photographique aux confins de l’humain et du vivant.
Votre rapport à l’eau a débuté très jeune, par une terreur profonde et viscérale. Peur, que vous avez décidé, à la cinquantaine, de combattre en conscience, d’abord en apprenant à plonger puis via la photographie. Pensez-vous que l’on peut magnifier les angoisses qui nous étreignent ? C’est une intime conviction. Mon souhait est d’inviter les gens à aller voir au-delà de la perception qu’ils ont de l’objet de la peur, de manière à petit à petit la tutoyer pour l’apaiser. Elle n’est bien souvent pas la résultante d’un trauma mais de constructions mentales liées à l’imaginaire, à l’instinct ou au collectif, comme la crainte des serpents, des loups ou des requins. Dans le cas de l’eau, se laisser apprivoiser nécessite d’oser aller vers elle. Et découvrir qu’il y a énormément de douceur à son contact.
L’eau est le point d’ancrage de vos clichés, quel est votre lien avec elle aujourd’hui ? Je me laisse toujours plus guider par et vers elle. L’eau compose intrinsèquement chaque être, qu’il soit humain, animal, végétal, et c’est grâce à elle que nous entrons en résonnance avec les autres. Je découvre qu’elle possède des propriétés encore trop méconnues, dont une véritable mémoire. Mais également qu’une eau n’est pas l’autre et que chacune présente des caractéristiques particulières. Lors de mon travail « Réconciliation », photographié en piscine, j’ai réalisé qu’en changeant de bassin, je révélais d’autres aspects du kaléidoscope émotionnel. Tout comme l’océan, en fonction de l’emplacement où l’on se trouve, va permettre d’aborder d’autres réalités. L’eau possède un champ d’exploration infini.
Justement, votre projet « Réconciliation » aborde la nudité, physique comme émotionnelle et la représentation du corps féminin, « Sharks » offre une plongée fusionnelle en compagnie des requins, « Impermanence », explore les profondeurs intimes des fonds marins. Chacun s’accompagne de textes et réflexions. Est-il essentiel pour vous de transmettre, au-delà des images ? C’est mon but premier. Amener, grâce à ma prise de conscience personnelle, le plus grand nombre à faire grandir sa réflexion et surtout son ressenti. L’on évolue dans un monde ou le cartésien est dominant, or il y a une multitude de possibles qui ne sont pas associés à la pensée mais sont reliés aux sentiments. Et il en va de même pour la photo. Elle doit être vectrice d’émotions et court-circuiter le mental. En favorisant un lien de sympathie, d’empathie puis d’amour avec le vivant, on amène les spectateurs à souhaiter spontanément le protéger.
Quel est d’ailleurs votre rapport au vivant ? A la nature au-delà de son existence aquatique ? Elle m’est essentielle. Je travaille actuellement sur une exposition baptisée « Le Printemps Urbain », qui fixe des éléments, parfois macroscopiques, observés en ville, en vue de questionner l’érosion de notre conscience et notre capacité à nous émerveiller. Je constate chaque jour que si l’on veut préserver une espèce, terrestre ou sous-marine, cela doit intrinsèquement passer par la protection d’un écosystème et pour cela, il est essentiel de réapprendre à « être en amour » du vivant. C’est là l’une des clés pour amener notre monde à évoluer vers une dynamique sensible.
Dans « Peur Bleue » Au milieu des requins, je suis devenu un homme libre » ouvrage autobiographique publié en 2014, vous racontez votre parcours des abîmes vers la rencontre de la beauté marine. Quelle forme prend aujourd’hui la liberté pour vous ? Ne pas reporter au lendemain. Faire à l’instant ce qui empêche d’avoir un véritable espace de liberté dans le cœur et l’esprit. Nous sommes sans cesse divisés. Si l’on souhaite revenir à davantage d’unicité intérieure, il faut faire le vide pour se remplir de ce qui est réellement autour de nous. Tout est synonyme de beauté, pour peu qu’on soit prêt à accueillir les possibles.
Vous exposez actuellement pour Silly Silence, au milieu des arbres du bois de Silly. Comment percevez-vous cette rencontre des éléments ? En découvrant les précédentes réalisations de ce collectif, j’ai été très touché par la scénographie. Et je m’émerveille à chaque retour face à l’exposition de la magie de cette osmose, cette symbiose avec la forêt, un véritable écrin accueillant parfaitement les images du milieu marin. Avec le soleil, sous la pluie, dans la grisaille, elle vibre différemment en fonction de la lumière. C’est une expérience unique.
L’exposition Silly Silence invite Jean-Marie Ghislain est à découvrir jusqu’au 29 septembre 2023
www.silly.be
www.ghislainjm.com
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